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Bergson, précurseur pour la décroissance

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Un extrait de « Politique(s) de la décroissance », paru aux éditions Utopia en juin 2013, pp.130-132.

L’illusion de la bifurcation

Attention d’abord à ne pas trébucher dès le départ en définissant la « transition » comme une « bifurcation ». Comme si nous avions devant nous un « carrefour » et que nous devrions choisir la piste de la décroissance plutôt que l’autoroute de la croissance. L’image est séduisante mais elle est fallacieuse. Pour trois raisons essentielles.

Henri Bergson

Premièrement, la « bifurcation » n’est qu’une variante de la conception linéaire de l’histoire, et cette conception est une illusion, c’est celle du modèle développementiste. La meilleure critique est fournie par Henri Bergson à la fin de son brillant mais difficile Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), dans le passage qui s’intitule : « la durée réelle et la contingence ». Le propos de Bergson n’est pas politique, il est de renvoyer dos à dos deux conceptions stériles de la liberté, celle du déterminisme et celle du libre-arbitre. Avons-nous le droit d’extrapoler et d’utiliser ces analyses pour renvoyer dos à dos la conception déterministe des marxistes et la conception libérale ? Prenons-le.

« Adversaires et défenseurs de la liberté sont d’accord pour faire précéder l’action d’une espèce d’oscillation mécanique entre [les] deux points X et Y. Si j’opte pour X, les premiers me diront : vous avez hésité, délibéré, donc Y était possible. Les autres répondront : vous avez choisi X, donc vous aviez quelques raisons de le faire, et quand on déclare Y également possible, on oublie cette raison… Les uns et les autres se placent après l’action accomplie. » [1]

La « bifurcation » suppose une vision « prophétique » de l’histoire que notre critique du marxisme aurait dû nous faire définitivement abandonner [2]. D’autant qu’un tel prophète n’a raison que s’il est un prophète facile, un prophète du passé !

Deuxièmement, la « bifurcation » serait au mieux une « vue de l’esprit », une « spéculation », celle d’un esprit qui contemplerait l’histoire avant même de s’y être engagé. Cette image ressort donc d’une vision plus théorique que pratique de l’histoire. Il y a toutes les chances que celui qui défend cette image de la « bifurcation » ait oublié de s’impliquer dans un projet d’alternative concrète. La bifurcation, c’est bon pour les spectateurs de la décroissance, mais pas pour ses « activivants ». Psychologiquement, la bifurcation manque d’« élan vital ».

Troisièmement, l’image de la bifurcation participe de la réticence envers le « dé- » de la décroissance en laissant croire que la bifurcation est devant nous, à venir, alors qu’au mieux elle a déjà eu lieu, et depuis belle lurette. Quand bien même l’histoire serait linéaire et pourrait résulter d’une décision consciente d’un prophète visionnaire, cette bifurcation appartient au passé, elle n’est qu’une reconstruction rétrograde de la vérité [3].

Acte libre, élan vital, usage critique de la finalité, rationalisation du temps quantifié aux dépens de la durée et de la vie, mouvement rétrograde du vrai, évolution créatrice, société ouverte, tout une série de notions et d’explorations qui pourraient faire d’Henri Bergson un précurseur surprenant de la décroissance.


Les notes
  1. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, 1982, pp. 134-135.
  2. Institut de démobilisation, Thèses sur le concept de grève, lignes, 2012. Thèse 19 : la grève est l’invention de l’impossible.
  3. Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, 1985, pp. 1-23.

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